• Chapitre II La descente aux Enfers

    Lorsqu’il rouvrit à nouveau les yeux, Dieu grimaça en réalisant que l’endroit où il venait d’atterrir n’avait pas changé d’un iota, depuis des millénaires. Il contempla la vaste plaine qui s’étendait au-devant de lui et sentit son cœur s’alourdir dans sa poitrine. Etait-ce possible que les douleurs les plus anciennes soient celles dont la torture lancinante perdure le plus longtemps ? Il semblait bien que ce fût-là la rançon de l’Eternité. Ses tourments ne s’amoindrissaient pas avec le temps mais conservaient toujours la même intensité.

    Il inspira lentement, alors que les souvenirs d’un autre temps, d’un autre monde lui revînt en mémoire. Une époque où cet endroit était un lieu enchanteur, regorgeant de lumière et dont il avait fait alors le cœur de son royaume. Car c’était précisément là que son cœur résidait. A présent il ne s’agissait plus que d’une plaine grisâtre où l’on pouvait distinguer au loin les ruines fumantes dans l’air lourd, chargé de nuages bas aux nuances oscillantes entre le noir et le gris, de ce qui fût autrefois son palais. Un cadeau…se remémora Dieu, un présent de ses premiers enfants. Ses enfants…songea-t-il alors qu’un sanglot enserra sa gorge soudainement. Qu’étaient-ils devenus à présent ses enfants ?

    C’était pour eux qu’il était venu aujourd’hui. Pour les retrouver enfin et tenter de les sauver. A nouveau. Pour les sauver des tourments qu’ils avaient déchaînés sur eux. Dieu n’avait jamais vraiment compris pourquoi ses premiers enfants étaient nés avec une âme aussi tourmentée. Avait-il mal fait en leur donnant la vie ? C’était la question qui le taraudait à toute heure, depuis l’Ether où il veillait. Car aucune autre créature ne recélait en son cœur autant de malheurs que ces enfants-là. Avait-il perverti leurs cœurs sans le vouloir ? En les voulant parfaits à tout prix, n’avait-il pas exigé d’eux bien plus qu’il n’aurait dû ? Depuis des millénaires son cœur était rongé par cette terrible culpabilité. Car il ne pouvait être que coupable, en tant que Créateur et en tant que père, pour avoir suscité autant de souffrances. C’était bien lui le responsable, et non eux. Contrairement à ce que pouvait prétendre Gabrielle, Raphaël et Mickaël, c’était lui, Dieu, qui les avaient faits et élevés pour qu’ils le servent. Mais alors, ce lamentable échec, et cette terrible atrocité commise il y avait à présent si longtemps, ne pouvait être que sa faute.

    Dieu releva la tête et commença à déambuler dans la plaine, où rien ne paraissait avoir bougé depuis qu’il en était parti. Depuis que lui et ses nouvelles factions d’anges, avaient remporté la victoire. Son cœur saigna amèrement alors qu’il voyait les corps figés dans le temps de tous les combattants tombés durant la bataille. On aurait pu aisément croire qu’ils venaient de rendre l’âme tant leurs dépouilles n’avaient subi aucun outrage. Il avançait encore en lançant des regards consternés aux ailes des anges morts, broyées et teintées de sang, dont les plumes se répandaient de façon sinistre sur le sol. C’est alors qu’il sentit une terreur sourde envahir son cœur et son esprit. A mesure qu’il progressait, elle devenait plus pesante, plus pressante. Dieu eût la sensation que la terreur s’attachait à ses pas alors qu’il revoyait encore et encore, avec une précision qui le terrassait, ce terrible combat et les souffrances qui en avaient résulté. Le souffle court il se figea quand un rire sardonique se fit entendre au milieu du silence écrasant.

    -          "-Astaroth, murmura-t-il en  reconnaissant la créature dans son dos.

    -          - Père", répondit la voix grave et séduisante, vous ne devriez pas être ici.

    Dieu se retourna avec précaution et regarda avec méfiance ce fils qu’il n’avait plus revu depuis ce terrible jour. Il eût un choc en le retrouvant. Astaroth avait été l’un de ses plus beaux enfants. Extrêmement doué pour le combat, d’une intelligence vive et capable de gérer n’importe quelle situation, même la plus ardue, Dieu lui avait confié la responsabilité de garder l’Eden et de l’organiser. Il était alors si fier de ce fils, à la beauté renversante. Mais à présent, Astaroth avait changé. Après le châtiment qu’il avait reçu, il ne pouvait en être autrement. Dieu réprima un frisson en voyant sa peau livide et suintante, parcourue de part et d’autre de son visage, de veines tirant entre le violet et le noir. Il avait cependant toujours la même silhouette élégante, le même visage aux traits délicats et à l’allure juvénile, mais ce n’était que de la terreur que l’on pouvait ressentir en le voyant. Ses longs cheveux noirs dégringolant autour de lui, Astaroth esquissa un sourire plus accentué, presqu’amusé en voyant son père le dévisager visiblement choqué.

    -          "-Vous êtes venu admirer votre œuvre Père ? Interrogea-t-il une lueur d’insolence brillant dans ses yeux verts.

    -          -Tu me penses donc si cruel mon fils ? Demanda Dieu avec dépit.

    -          -Je pense que vous l’êtes encore bien davantage !" Répliqua Astaroth sur un ton mordant.

    Et, en adressant un sourire caustique à Dieu qui le contemplait avec une infinie tristesse, l’ange déchu déploya l’immensité de ce que le Créateur estimait être l’horreur inqualifiable. Le sourire d’Astaroth prit une teinte perverse, quand il déploya avec une lenteur calculée, ce que Dieu refusait à considérer comme des ailes. Autrefois, dans l’Eden, Astaroth avait eu les plus belles des ailes. Dieu s’en rappelait. Elles avaient été d’une blancheur étincelante. Les ailes des anges, des premiers anges dont ce fils faisaient partie, avaient certainement été son plus bel ouvrage. Mais après la révolte, quand tous s’étaient ligués contre lui, Dieu avait pris la décision, avant de les chasser de son Eden, de leur couper les ailes. Sous le coup de la fureur et du dépit, il avait ordonné aux anges portant le feu divin, sous la conduite de Mickaël d’ôter cet objet d’orgueil. C’était la pire sanction qu’il eût jamais à prononcer et depuis lors, il gardait intact dans sa mémoire les hurlements de douleur de ses enfants mutilés par le glaive des archanges. Il n’y avait pas de souffrance plus grande pour un ange que de voir ses ailes tranchées. 

    Beaucoup étaient morts sous le coup de la douleur, d’autres, atrocement mutilés étaient devenus des créatures monstrueuses qui peuplaient aujourd’hui cet endroit maudit, que les hommes appelaient l’Enfer. Mais ce que ces fragiles humains ne savaient pas c’est que l’Enfer ne leur était pas destiné contrairement à ce qu’ils croyaient. Non, c’était l’endroit où Dieu conservait la vie de ses Aînés, qu’il n’avait jamais pu se résoudre à anéantir.

    -          "-Contemplez votre œuvre Père ! Chuchota Astaroth d’une voix frémissante de démence, son regard fixe brillant d’une lueur inquiétante, regardez ce que vous avez fait de moi ! REGARDEZ-MOI ! "Hurla-t-il alors que Dieu se détournait rongé de culpabilité.

    Dieu s’exécuta. Il réprima un frisson de dégoût en voyant l’ampleur de l’horreur qui s’étendait devant ses yeux. Lui qui avait si beau, qui possédait les plus belles ailes, certainement les plus pures, était à présent dotés de deux membres qui révulsèrent son père. Dans le dos d’Astaroth, comme rampant hors de lui, jaillit de carcasses effrayantes. Elles étaient tordues et de couleur chair, toutes deux, recouvertes de sang. Comme si, son fils s’était mutilé pour pouvoir les créer. Un regard au visage fixe masquant faiblement la souffrance qu’un tel acte engendrait, confirma cette impression et Dieu fut parcouru d’un frisson de dégoût. Les deux ailes se déployèrent pour laisser apparaître une chair sanguinolente, parsemée de veines noirâtres et de nerfs à vifs. « Un travail mal fait dans la précipitation » songea Dieu alors que son cœur se serrait encore à la vue du terrible spectacle. Mais le pire dans tout cela était certainement l’odeur pestilentielle qu’elles dégageaient. Dieu doutait fortement qu’Astaroth fut capable de voler avec des ailes dans un tel état, mais cela le révulsa de les voir rongées par la gangrène.

    -          "-Je suis désolé mon fils, dit-il avec tristesse en levant les yeux vers lui. Je suis désolé.

    -          -Ah oui vraiment ? Grinça l’Ange Déchu.

    -          -Je n’ose même pas imaginer la douleur qui doit être la tienne, mon fils, reprit-il après un long silence durant lequel il contempla à nouveau cette abomination, ton frère pourrait te soigner. Reviens auprès de moi, reprends la place qui est la tienne et Raphaël trouvera le moyen de soulager ta douleur.

    -          -Mais je n’ai pas  mal ! S’écria Astaroth en partant dans un rire dément, je ne souffre pas, regarde ! Regarde Père ! Insista-t-il en ouvrant largement les bras sur l’étendu macabre, voici mon armée !"

    Avec horreur, Dieu le vit alors bondir au milieu des corps sans vie et les exhorter à reprendre le combat.  Trop choqué pour dire un mot, il le regarda ahuri, hurler sur les corps des anges tombés au combat, les encourageant, les menaçant, en frappant certains avec une telle rage qu’il en souillait leur dépouille. Le créateur retînt une violente nausée, en le voyant s’accroupir sur un monticule de corps et arracher la tête de l’un des cadavres en riant aux éclats.  Il détourna les yeux, écœuré par ce spectacle. Astaroth était perdu. La douleur, l’avait certainement rendu fou, depuis tous ces millénaires, coincé ici au milieu des corps sans vie.

    -          "-Pourquoi détournes-tu les yeux Père ? Astaroth est tel que tu l’as voulu  à présent", intervînt alors la voix calme et posée de Samaël.

    Dieu ne l’avait pas entendu venir. Il se retourna brusquement et fit face à cet autre enfant dont il avait été si fier avant qu’il ne le trahisse à son tour.  Samaël le regarda avec un profond ennui, une lueur cruelle étincelante dans ses yeux bleus. De tous les anges que Dieu avait créés, il était le seul à avoir ses yeux.  Et comme tous ses frères, il avait la même silhouette belle, gracieuse et élancée. Quelque chose de profondément androgyne dans ses traits délicats et finement tracés. Mais toute cette beauté ne parvenait pas à masquer la profonde noirceur qui logeait dans son cœur. Contrairement à tous les autres enfants qui s’étaient rebellés contre lui, Samaël était le seul à avoir choisi d’aller en Enfer. Il avait lui-même arraché ses ailes, trop orgueilleux pour laisser Mickaël et les factions d’anges s’en charger. D’un naturel prompt, cruel, fuyant et taciturne, Samaël était le seul enfant de Dieu à ne s’être jamais soumis à ses devoirs. Et ce, même quand il était encore un enfant, se rappela Dieu en le regardant avec la plus grande méfiance.

    -          "-Samaël, le salua-t-il avant de se retourner vers Astaroth qui parcourait la plaine en plaisantant avec les corps inertes, que me vaut le plaisir de te voir ?

    -          -Tu es ici sur nos terres, répliqua son fils sur un ton froid, et il se trouve que je suis le gardien des Plaines de la Désolation et tous les territoires de l’Ouest. Je suis donc le plus à même de t’accueillir.

    -          -Je vois que tu prends ton rôle très à cœur, constata Dieu avec une pointe d’amertume.

    -          -Tu es venu admirer notre pénitence et te repaître de nos malheurs ? Demanda négligemment le Déchu en lançant un regard méprisant à Astaroth qui lui montrait un morceau de cadavre avec une candeur enfantine. C’est vrai que la dernière fois que tu nous as rendu visite, ce pauvre Astaroth avait encore toute sa tête.

    -          -Que lui est-il arrivé ? Souffla Dieu en étudiant la pauvre créature qui poussait des cris extatiques entre les corps.

    -          -Ce qui lui est arrivé ? Répéta Samaël furieux, oh et bien je ne sais pas ! Peut-être le fait que tu es ordonné à ton fils préféré de le châtier en lui arrachant les ailes avant de l’abandonner ici avec nous a fini de le rendre fou !

    -          -Ce que vous avez fait méritait une sanction ! Répliqua Dieu en foudroyant son fils du regard.

    -          -La mutilation en faisait partie ? Je te trouve  bien hypocrite Père, riposta le Déchu en le gratifiant d’un regard méprisant, peux-tu me rappeler au juste pourquoi tu t’en es pris à lui ?

    -          -Tu sais très bien pourquoi je vous ai tous chassés ! Ce qu’avait fait Astaroth à sa sœur était inadmissible ! Impardonnable ! Il méritait cette sanction."

    Samaël esquissa un sourire amer. Se pouvait-il que le cœur de Père ne puisse jamais s’attendrir ? N’avaient-ils pas tous suffisamment payé pour les crimes dont ils avaient été accusés ? Rivant son regard glacé à celui de Dieu qui regardait consterné ce qu’était devenu l’ancien grand trésorier de l’Eden, Samaël sentit la rage monter en lui. Au loin, son frère, commençait à se repaître des corps abandonnés, dévorant goulument les parties décharnés. Révulsé par ce spectacle, Dieu détourna le regard. Astaroth n’était plus qu’un animal sans conscience, un déchu aux pratiques répugnantes.

    -          "-Astaroth ! Cria Samaël  à l’attention de son frère, arrête immédiatement ! Astarté ne sera pas contente de te voir te comporter comme ça ! Tu ne dois pas dévorer les corps de nos frères, tu sais ce qui arrivera si tu continues ! Plus tu en dévores et plus tu te changes en monstre, le menaça-t-il avec une expression cruelle, et nous savons tous les deux à quel point Astarté a peur des monstres n’est-ce pas mon frère ? Ta jumelle ne voudra plus de toi si tu continues comme ça."

    Presqu’aussitôt, le jeune homme se figea dans une position de surprise. Il lança un regard épouvanté au gardien des enfers qui veillait sur lui depuis si longtemps. Samaël lui adressa un regard sévère et presqu’aussitôt, Astaroth  cessa son manège macabre. Il se redressa sur ses jambes et partit aussi vite qu’il le put en direction des collines qui bordaient la vaste plaine grisâtre. Avec pitié, Dieu le regarda devenir une ridicule silhouette noirâtre dans le lointain et s’agenouillé en haut d’une colline, face à une grande pierre sombre. « Astarté » songea-t-il en se rappelant du châtiment reçue par sa fille.

    -          "-Il n’y a guère que cela qui fonctionne à présent, constata Samaël avec un soupir ennuyé.

    -          -Depuis combien de temps est-il devenu nécrophage ? S’enquit Dieu avec la désagréable sensation qu’une pierre lui tombait sur l’estomac.

    -          -Depuis que tu as changé Astarté en pierre  lors de ta dernière visite, laissa tomber platement son fils avec indifférence, Astaroth a commencé à perdre la raison quand il a perdu sa sœur bien-aimée.

    -          -Je n’ai rien fait qu’elle n’ait pas désiré", commenta Dieu en contemplant son fils agenouillé dans le lointain en train de serrer cette grande pierre noire entre ses bras.

    Avec un profond chagrin, il se rappela les souffrances de sa fille. Astarté et Astaroth étaient les anges jumeaux auxquels il avait donné naissance. Aussi beaux qu’intelligents. Astaroth était son trésorier et Astarté l’ange qui portait l’harmonie et la paix partout où il le lui commandait. Deux de ses plus brillants Aînés, assurément. Deux des plus fragiles aussi. Pour une raison que Dieu n’avait jamais pu s’expliquer, il semblait que ses deux jumeaux, ne pouvaient rester séparés trop longtemps l’un de l’autre. Astaroth était capable du pire si Astarté n’était pas avec lui. Pendant longtemps, très longtemps, Dieu ne vit rien d’autre qu’un profond attachement entre ses deux enfants. Ils avaient des cœurs semblables, cela expliquait à ses yeux le besoin de proximité qui les animait. Et puis, un jour, peu avant la terrible bataille qui terrassa une bonne partie de sa famille, son fils aîné vînt lui montrer la nature exacte de la relation qui unissait le frère et la sœur. C’est avec une profonde horreur que Dieu vit de ses propres yeux, Astaroth déchaîné sur sa jumelle un torrent de violence qu’elle subissait avec bonheur. La moitié d’un tout, avait commenté Samaël goguenard. Avec une brutalité peu commune, son fils avait déchiré les vêtements de la jeune fille et la possédait avec une férocité qui la réjouissait.

    Astarté, pourtant si pure, si belle. Astarté qui s’occupait de Gabrielle encore enfant, avec tant de douceur et d’amour. Astarté qui apportait du réconfort à tous les peuples dans la misère…Dieu avait été choqué de voir l’inceste, pourtant proscrit chez tous les êtres vivants qu’il avait conçu, se dérouler librement sous son toit. Au moment de la guerre, sans surprise, Astarté et Astaroth s’étaient ligués contre lui. Pensant pouvoir vivre leur amour coupable une fois qu’il serait mis hors d’état de nuire. Mais ils avaient perdus, et leur passion instable, prit alors une tournure plus violente et plus dangereuse. Bannis dans l’Enfer que Dieu avait bâti, Astarté goûta à l’amertume de la violence d’un frère qui la brutalisa plus qu’il ne l’aimât. Subissant chaque jour de nouvelles meurtrissures, sous le regard indifférent de ses frères, elle ne devînt qu’une plaie sanguinolente à la recherche d’une issue. Elle demanda dès lors son absolution, son pardon, tandis qu’Astaroth déversait sa rage sur son corps endolori. Et Dieu, même au paroxysme de sa fureur, finit par entendre ses pleurs. Astarté avait été sa fille aînée. Il revît depuis l’Ether son regard doré, identique à celui de Gabrielle, regardé chaque créature avec douceur, il revit sa silhouette élégante, il entendit à nouveau son rire d’enfant, comparable à une mélodie joyeuse et pleine d’entrain.

    Astarté méritait son pardon. Sa passion coupable pour son frère s’était retournée contre elle et la broyait depuis l’Enfer où elle était. Alors, pris d’une profonde pitié Dieu avait été la retrouver. Au milieu des regards ahuris de tous ses Aînés ébahis de le revoir ici. Au milieu des cris et de la fureur qu’il continuait à provoquer chez ses enfants, ce qui lui avait brisé le cœur. Il s’était avancé vers elle et ses yeux s’étaient emplis de larmes de pitié pour cette enfant aimée. Astarté n’était plus que l’ombre d’elle-même. Agenouillée en haut d’une colline, le corps tuméfié, ses cheveux blonds sales et emmêlés, elle était d’une maigreur et d’une pâleur épouvantable. Avait-elle tenté de se donner la mort ? Dieu en était persuadé, mais comble de l’ironie, les Aînés étaient des créatures immortelles, contrairement aux autres anges qui pouvaient être tués. Astarté pleura longuement et agrippa sa robe immaculée. Un frisson parcourut l’échine de Dieu alors qu’il se rappelait des dernières paroles de sa fille.

    -          "-Père, avait-elle soufflé d’une voix éreintée les yeux emplis de larmes, Père par pitié…si vous m’avez un jour aimée prenez-moi en pitié je vous en prie. Faîtes que tout cela s’arrête ! Avait-elle dit avant que les sanglots ne l’étouffent.

    -          -Je t’ai entendue depuis l’Ether, avait-il confessé en s’agenouillant pour cueillir le visage de sa fille entre ses mains. J’ai entendu tes pleurs et ta souffrance, c’est pour ça que je suis venu, ma fille.

    -          -Père ne le laissez pas continuer, supplia Astarté, je vous en prie, je n’en supporterai pas davantage ! Il est brutal et dangereux.

    -          -Je sais ma fille, mais je ne t’ai pas conçue pour que tu puisses mourir et c’est précisément cette passion coupable qui t’as conduit là où tu es maintenant, avait expliqué Dieu.

    -          -Je vous en prie, s’était remise à pleurer Astarté, je vous en supplie, je regrette ce qu’il s’est passé, je regrette de m’être liguée contre vous, mais je ne supporte plus la douleur !

    -          -Et que dirais-je à Gabrielle ?" Demanda Dieu en relevant sa fille qui s’était effondrée sur le sol.

    Astarté avait alors ouvert des yeux ronds. L’angoisse et les regrets pouvaient clairement s’y distinguer et Dieu se blâma pour un tel gâchis en réalisant que même du fond de l’Enfer où elle était, sa fille n’avait jamais cessé d’aimer cette petite sœur qu’elle avait élevée comme si elle eût été sa mère.

    -          "-Ne lui dîtes rien ! Avait dit Astarté, alors que Dieu la remettait sur ses pieds, ne lui dîtes pas que je suis devenue misérable, ne lui dîtes pas que je suis ici. Je préfère qu’elle me croît damnée ! Je préfère qu’elle pense que je n’ai aucun regret de vous avoir trahi.

    -          -Tu me demandes de garder cacher la meilleure partie de toi mon enfant ? Interrogea Dieu en la regardant avec tristesse.

    -          -Cela lui ferait de la peine, avait déclaré la jeune femme, et je ne le supporterai pas."

    Sa fille lui demanda encore une fois  son pardon et Dieu la changea en pierre, afin que plus rien désormais ne vienne la blesser où lui causer du tort. Levant la main vers la misérable créature qu’elle était devenue, il rendit son corps dur et insensible, afin qu’elle n’éprouve plus aucune souffrance. Astarté avait payé, il était temps à présent de lui accorder la paix. Il avait longuement soupiré face à la pierre noire et lisse qui se tenait là où elle était encore il y avait à peine quelques secondes.  Il partit sous les cris de fureur d’Astaroth qui s’était jeté sur la pierre en hurlant son prénom, horrifié de perdre sa victime.

    -          "-Vous aviez tort à son sujet, intervînt Samaël en le ramenant au présent, Astaroth aimait profondément Astarté.

    -          -Ce n’était pas de l’amour, reprit Dieu en se tournant vers lui, ce n’est pas ça l’amour.

    -          -Vraiment ? Je vous signale que vos précieux petits humains n’ont pas des pratiques si éloignées de ce que faisait subir Astaroth à Astarté.

    -          -Et tout comme ton frère et ta sœur, les humains qui se rendent coupables d’un tel crime sont jugés et châtiés, reprit Dieu. Qu’essayes-tu de me faire croire ? Que votre sanction est trop sévère ? Que vous n’avez pas commis de crimes si graves ? Mais mon fils, même si mon cœur de père vous aimera toujours sincèrement en dépit de vos erreurs, il n’empêche que vous avez commis des actes terribles qui ont eu des conséquences funestes ! Vous vouliez anéantir ma création, par vos actes inconsidérés vous avez failli détruire tout ce que j’avais créé.

    -          -Vos humains si précieux ne sont rien moins que des bêtes immondes et indignes de vous ! Rétorqua Samaël furieux, et vous leur avez donné un présent qui nous revenait de droit. Pourquoi leur avez-vous donné une âme quand nous en sommes dépourvus ?

    -          -Les hommes sont conçus pour se reproduire et garantir la survie de leur espèce ! Tout ce qui doit mourir un jour doit se perpétuer ! S’exclama Dieu, leur donner une âme est une compensation,  ce n’est que justice par égard pour leur condition ! C’est donc pour cela que tu m’en veux autant mon fils ? Parce que tu ne peux avoir une âme comme un mortel ? C’est la raison pour laquelle tu t’es coupé tes ailes et es descendu de ton plein gré aux Enfers ?

    -          -Entre autres choses ! Répliqua le Déchu en dardant un regard mauvais sur son père, je voulais aussi vous faire payer l’affront que vous nous aviez fait subir en nous contraignant à les servir comme de vulgaires esclaves ! Ils ne sont rien d’autres que des insectes insignifiants à nos yeux, nous leur sommes supérieurs dans tous les domaines et vous nous avez obligés à nous agenouillés devant eux, vous les avez toujours aimés plus que nous ! Pourquoi ? Pourquoi les chérir autant eux qui sont si ingrats ?

    -          -Tu te trompes mon fils, répondit Dieu d’une voix  à peine plus élevée qu’un murmure, j’aime tous mes enfants avec une ardeur égale. Même vous, les Déchus de mon royaume. Je n’ai jamais cessé de vous aimer. Vous êtes mes enfants.

    -          -Des enfants que vous avez mutilés et abandonnés, précisa Samaël, que voilà une belle preuve d’amour paternel !"

    Les mots le brulèrent avec une violence qu’il ne croyait pas être possible. Samaël avait peut-être raison. Les vieilles interrogations sur la nature des Aînés refirent surface dans son esprit. Si ces enfants avaient été si faibles et si facilement influençables, c’était qu’il les avait mal conçus. S’ils s’étaient ligués contre lui, c’était qu’il avait laissé cette possibilité s’enraciner dans leur cœur quand il les avait élevés. Dieu soupira longuement alors que la rage de Samaël semblait s’apaiser peu à peu. Il lança un rapide regard à son fils, qu’il n’avait jamais vraiment compris. De tous ses enfants, il était le seul avec lequel il n’avait jamais vraiment réussi à communiquer. Samaël paraissait insensible à ces marques de reconnaissance, il n’avait jamais témoigné la moindre marque d’affection envers qui que ce soit. Avec les millénaires, Dieu avait même fini par penser que Samaël n’était pas capable d’éprouver des sentiments.

    -          "-Je vous ai bannis et mutilés parce que je sais très bien ce que vous vous apprêtiez à faire si vous preniez le pouvoir, avoua Dieu d’une voix morte en détournant le regard de son fils. Je sais ce que tu voulais faire de Gabrielle et je ne l’aurai jamais permis."

    Ce fût au tour de son fils d’accuser le coup. Samaël écarquilla les yeux sous le coup de la surprise. Père savait donc la nature exacte de ses sentiments pour sa sœur ? Décontenancé le Déchu perdit un peu de sa superbe et resta silencieux.

    -          "-Je ne t’aurais jamais laissé la pervertir comme tu l’as si bien fait avec Azazel et Asmodeus. Tu t’es coupé tes ailes parce que tu ne  voulais plus être des nôtres. Mais mon fils, n’as-tu jamais été l’un des nôtres ? Demanda Dieu en croisant le regard surpris de Samaël, tu m’as toujours fui et refusé de me parler quand j’aurai pu t’apporter mon aide. Tu critiques si violemment les hommes auxquels tu as pourtant tout appris de l’Art. Parce que c’était ton rôle. Va en paix en mon garçon, je sais bien qu’au fond tu aimes être ici en Enfer, car tu peux contrôler chacun de tes frères, c’est ce que tu as toujours voulu. Avoir le contrôle.

    -          -Je veille sur eux, le corrigea Samaël.

    -          -Vraiment ? Tu me donnes pourtant la sensation de te repaître de leurs malheurs plus que de prendre soin d’eux, souligna Dieu dubitatif en dévisageant son fils qui détourna le regard, tu es l’un des rares à ne pas avoir perdu la raison, en tout cas tu es le seul en liberté à être sain d’esprit. Et ce n’est pas un hasard, ne me fait pas croire que tu veille sur tes frères, tu te réjouis de leurs malheurs, parce que c’est ce que tu as toujours fait."

    Dieu se détourna alors de lui, le cœur lourd de constater que la noirceur de l’âme de Samaël ne semblait que croître avec le temps. Se pouvait-il que son enfant eût des desseins si sombres ? Il repensa à Raphaël et ses mises en gardes contre les blessures qui pourraient lui être infligées. Dieu soupira en s’éloignant davantage du déchu «  Raphaël, songea-t-il, si tu savais comme tu avais raison ».

    -          -"Père ! Le héla de loin Samaël qui semblait avoir soudainement retrouvé la capacité de parler, pourquoi êtes-vous venu ?

    -          -Pour le voir, répondit simplement Dieu en plantant son regard acéré dans celui choqué de son fils.

    -          -Il ne veut pas vous parler ! S’écria Samaël, il ne veut plus parler à personne ! Cela fait des millénaires que je ne l’ai pas vu ! PERE !" Hurla-t-il en vain alors que la silhouette de Dieu disparaissait dans le lointain.

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