• Chapitre VII Thérapie en sous-sol

    Deux mois. Cela faisait deux mois qu’Harleen s’occupait des soins du Joker. Trois fois par semaine elle se rendait au sous-sol où son patient l’attendait pour une nouvelle partie de cartes. C’était devenu un rituel entre eux. Dès qu’Harleen entrait dans « sa » cage, le Joker sortait des ténèbres de la sienne, comme un diable jaillit de sa boîte,  et commençait alors un bien curieux entretien, fait de regards lancés à la dérobée et de remarques sibyllines. Ils semblaient danser tous les deux à contre temps, dans un ballet étrange et silencieux. A première vue, la thérapie du Joker était semblable à celle de n’importe quel autre patient, ce qui suffisait en soi à la rendre surréaliste, cependant il y avait une telle intensité dans leurs échanges ou dans la manière dont ils s’évitaient, une telle électricité dans l’air quand ils se réunissaient, une telle force dans leurs regards d’un noir identique, qui laissait Harleen pantelante dès que la porte se refermait.

       Deux mois s’étaient écoulés depuis leur première séance, et pourtant, elle ne savait toujours pas qui il était. Tantôt cynique et mesquin, voire terrifiant, tantôt enjoué et séducteur, le Joker semblait se réinventer à chaque séance. C’était probablement ce qui le rendait si…fascinant. Harleen n’avait jamais été confronté à une personnalité aussi complexe. Elle avait lu et relu son dossier si souvent, qu’elle le connaissait par cœur, et pourtant, parmi ses six prédécesseurs, aucun ne lui apportait de réponse tangible. Le Joker restait une énigme. Des six exposés différents des experts, aucun ne correspondait à l’homme qu’elle soignait.

     

       « - Est-ce que je suis votre unique patient Harley ? Demanda soudain le Joker avec un sérieux qu’elle ne lui connaissait pas. 

     

    -         -Non, répondit-elle après un moment, je m’occupe aussi des enfants. 

     

    -         -Humm…ça ne me plaît pas vraiment de vous partager, confessa-t-il plus pour lui-même que pour elle avec une moue contrariée. 

     

    -          -C’est qu’on est possessif ! » Le gourmanda-t-elle avec une pointe d’ironie.

     

      Il fronça les sourcils, et lui lança un regard noir. Harleen se cala davantage sur sa chaise, et l’ignora. Elle avait vite découvert, en dépit des multiples interrogations qu’elle pouvait avoir à son sujet, que Le Joker avait un besoin constant d’attention. Comme les enfants, il était animé par un désir de reconnaissance extrêmement fort. La question du pourquoi était encore un mystère insondable, mais cela lui donnait une piste. Ce besoin expliquait-il l’origine des troubles de son patient ? Non pas complètement, mais elle n’avait que cela, et se disait que c’était déjà pas mal.

     

    -     «  Ils doivent s’amuser comme des petits fous avec vous. » Musa-t-il, caustique.

     

     Harleen haussa des sourcils perplexes, mais ne releva pas. S’il y avait bien une chose qui était immuable chez le Joker, c’était son sens de l’humour…assez particulier. Visiblement déçu, de ne pas avoir déclenché l’hilarité souhaitée, le jeune homme se renfrogna derrière son jeu de cartes. Ils échangèrent quelques passes en silence.  A chaque séance, Harleen lui apportait une nouvelle carte représentant un joker, la seule carte du jeu avec laquelle il jouait et qu’il gardait ensuite précieusement sur lui.

     

     « - Vous voulez savoir comment j’ai eu mes cicatrices ? Lança-t-il de sa voix chevrotante.

     

    -         -Si c’est important pour vous, alors oui.

     

    -        - Mon père…commença-t-il en relevant la tête et en abandonnant ses cartes, était un ivrogne…et un sadique. Un jour, souffla-t-il avec difficulté, qu’il est plus…toc toc que d’habitude, il empoigne violemment ma mère qui se débat comme elle peut. Il n’apprécie pas, sa voix devînt sèche et dure, il n’apprécie pas du tout. Alors, moi regardant, il lui adressa un hochement de tête entendu, il s’empare d’un couteau et dit : «  Pourquoi cet air si sérieux ? », gronda-t-il d’une voix caverneuse et terrifiante, « il faut mettre un petit sourire sur ce visage » et là…

     

    -         -Monsieur J, le coupa Harleen d’une voix ennuyée, vous auriez au moins pu faire l’effort d’inventer une histoire originale pour justifier votre œuvre.

     

    -         -Mon œuvre ? Demanda-t-il incrédule.

     

    -         -Oui, confirma Harleen d’une voix claire, votre œuvre. Et je peux même vous dire comment ça s’est passé.

     

    -         -J’aimerais beaucoup entendre ça Harley, hoqueta-t-il entre deux rires émerveillés.

     

    -         -Ces mutilations sur vos lèvres ont été faites probablement avec un couteau à pain. Ça c’est ce que m’apprennent les incisions crantées. Elles sont irrégulières : certaines ont été faites à l’extérieur des joues en descendant vers la bouche, d’où l’inclinaison vers le bas des marques du couteau, pour les autres, dont les deux plus importantes qui partent des commissures des lèvres jusque sous les pommettes, vous avez certainement utilisé un rasoir, placé dans votre bouche Elles ne font pas la même longueur et le tracé est chaotique. Je pense que la douleur devait être insupportable. Voilà pourquoi vous avez bâclé le travail, sur les deux derniers centimètres de votre joue droite. Car la blessure ne finit pas en un tracé mais par une déchirure, un trou si vous préférez. Et ça, ça me permet de dire que vous étiez parfaitement conscient de ce que vous étiez en train de faire, annonça-t-elle d’une traite d’un ton péremptoire.

     

    -         -J’aurai pu être en crise, avança-t-il en plissant les yeux, toute trace de rire ayant disparue.

     

    -         -Si tel avait été le cas, vous auriez continué votre œuvre sans vous précipiter, prenant même du plaisir à endurer votre propre douleur.

     

    -         -Vous parlez en experte, lança-t-il sibyllin.

     

    -        - Figurez-vous que je suis psychiatre et que par une curieuse coïncidence, les psychiatres étudient la médecine, lui dit-elle dans un sourire éblouissant.

     

    -        - D’où votre petit exposé, murmura-t-il amusé en se penchant vers la vitre qui les séparait.

     

    -         -D’où mon agacement quant à votre manque flagrant d’imagination, riposta Harleen agacée, sans trop savoir pourquoi. Vous pensiez vraiment que je n’avais pas lu votre dossier ? Souffla-t-elle en se penchant vers cet homme, tenu hors de sa portée.

     

    -         -Ah ah ! S’exclama-t-il, vous y avez appris des choses intéressantes ? Demanda-t-il d’un ton léger.

     

    -         -Pas vraiment, concéda-t-elle, en dehors de votre admiration pour Batman.

     

    -         -Vous croyez que je l’admire ? La surprise se lisait sur son visage.

     

    -         -Le mot était peut-être mal choisi, argua Harleen conciliante, disons…votre obsession.

     

    -         -Ah ! Oui, mon…obsession. »

     

        Il prononça chaque mot avec une délectation perverse en passant sa langue sur sa lèvre inférieure. Pendant un instant ils redevinrent silencieux, se jaugeant mutuellement du regard.  Le Joker la toisait, une lueur indéfinissable dansant dans ses prunelles sombres. Harleen se laissa bercer vers le vacillement de cette flamme, plongeant ses iris d’encre dans celles de cet homme qui la fascinait. Il y avait quelque chose d’hypnotique dans la ruse de cet homme. Il possédait un magnétisme dont il usait à merveille pour maintenir tous ceux qui l’approchaient sous son emprise. Il était exaltant. Il y avait quelque chose de magnifique chez lui. Non. Sentant son cœur battre une cadence anormale, la jeune femme rompit promptement le contact en baissant les yeux. Non, elle ne devait le laisser gagner. Elle ne devait pas être sous son emprise. Il ne la fascinait pas.

     

        Arborant une expression impassible, du moins elle l’espérait, elle contempla un instant, ses fines mains blanches, le temps que sa « taticardie momentanée » s’apaise. Elle était fatiguée en ce moment, voilà tout. Avec tous ses patients de l’Aile Sud dont elle avait hérité après le renvoi de Candice quand Elliott avait été muté dans l’Aile Nord, elle était débordée. Dès que le docteur Bartholomew aurait trouvé un remplaçant, tout rentrerait dans l’ordre. Mais elle ne devait pas laisser sa fébrilité l’emporter. Cet état de stress pouvait être dangereux. Autant pour le patient que pour elle-même, même si, en l’occurrence, Harleen redoutait davantage les conséquences pour elle-même que pour le Joker. Elle tergiversait encore quand il reprit la parole. Au son de sa voix, la jeune psychiatre faillit sauter de sa chaise de frayeur :

     

    -         « Vous me faites penser à lui, un peu, confessa-t-il avec douceur.

     

    -         -Moi ? Articula-t-elle non sans mal, toujours sous le coup de la surprise. Moi, je vous fais penser à un justicier ?

     

    -         -Vous avez quelques points communs intéressants, sourit-il amusé par l’expression ahurie de la jeune femme, vous portez un masque vous aussi…Harley. Vous tentez de cacher quelque chose…quelque chose de profondément ancré en vous, quelque chose dont vous avez peur, parce que vous savez…vous savez que si vous le laissez sortir, ce quelque chose pourrait vous détruire, conclut-il en un claquement de langue en plongeant de nouveau ses yeux fous dans ceux de la jeune femme.

     

    -        - Et j’aurai ça en commun avec Batman ? L’interrogea Harleen sceptique.

     

    -         -Oui, poursuivit-il sur le ton de la jubilation, ça doublé du fait que vous pensez sauver le monde…pourquoi vous seriez-vous jetez sur un désaxé fou dangereux pour le protéger d’une vos collègues si ce n’est par pur altruisme ? Comme lui, vous pensez que vous êtes destinée à accomplir une mission pour le salut universel du commun des mortels. Ce qui est FOLLEment égocentrique. » Sa boutade le fit exploser de rire.

     

       Harleen se cala sur sa chaise et l’observa amusée. Le Joker était certes difficile à suivre, mais il ne manquait pas d’une certaine logique. Une logique qui venait contredire sa démence, où elle apparaissait comme une fausse note. La psychiatre soupira et croisa les bras. Aussi brillante fut-elle, Harleen devait bien admettre, que tout ce qu’elle croyait savoir, s’effritait lentement au contact de cet homme hors du commun. Il demeurait, impénétrable. Elle le regarda rire un long moment et releva la tête, attentive quand il articula entre deux hoquets :

     

      « - Au fait Docteur je ne vous ai jamais demandé, que pensez-vous de Batman ?

     

    -         -Vous me demandez ce que je pense d’un homme qui saute de toits en toits déguisé en chauve-souris pour sauver la veuve et l’orphelin ?

     

    -        - Oui, sourit-il les yeux écarquillés avide.

     

    -         -Et bien…hésita Harleen, elle laissa traîner sa phrase pour se jouer de l’impatience du Joker qui s’était figé la bouche entrouverte, les yeux fixés sur elle dans une expression grotesque, si je le croise à l’avenir, je ne manquerai pas de lui proposer un créneau pour prendre rendez-vous, acheva-t-elle un rictus mutin accroché aux lèvres.

     

    -         -Oh jolie petite ! s’exclama-t-il en pleurant de rire, faites-moi penser à vous inviter au restaurant dès que nous nous serons évadés de nos cages respectives.

     

    -         -Parce que vous comptez vous évader ? Lança Harleen ironique.

     

    -         -Incessamment sous peu, annonça-t-il d’une voix détachée, je vous amènerais dans le plus chic restaurant de la ville.

     

    -         -Aurai-je le temps de finir mon dessert où vous projetez de m’empoisonner dès l’entrée ? Répliqua-t-elle mordante.

     

    -        - Apprenez jolie petite, s’offusqua le Joker redevenu soudain très sérieux, que je n’adhère pas à ce genre de procédés.

     

    -         -Oh vraiment ? s’exclama-t-elle ironique.

     

    -         -Oui, il fronça les sourcils et pencha la tête, vous voyez ce qu’il y a de bien avec la poudre et les bidons d’essence, c’est qu’ils sont faciles à trouver, expliqua-t-il, il n’y a rien de plus plaisant que de détourner un objet parfaitement logique et familier pour lui donner une dimension létale.

     

    -         -Cela accentue le côté dramatique, dit-elle, comme un dernier rebondissement avant le bouquet final.

     

    -         -Tout à fait ma douce, concéda le Joker, c’est ma touche personnelle. Je soigne toujours la mise en scène !

     

    -         -On peut être un sociopathe et rester un artiste jusqu’au bout des ongles ?» Lança Harleen sur un ton léger.

     

      Le détachement avec lequel il détailla le soin qu’il apportait à ses différents couteaux, dont il parla amoureusement, le plaisir perverse qu’il afficha en énonçant la liste de ses multiples crimes, auraient dû donner la chair de poule à n’importe qui. Mais pas à Harleen. Depuis qu’elle le connaissait, son seuil de tolérance à la cruauté avait considérablement augmenté.

     

    -         "-Vous et Batman vous pensez que l’univers est régi par un plan, argua le jeune homme d’un air méprisant, c’est ça votre principal point commun. Ça vous rassure, ça vous réconforte. Vous pensez que tout a une raison d’être. Donc que vous avez une raison d’être. Mais laissez-moi vous poser la question autrement, et si j’ai raison, vous me devrez quelque chose, murmura-t-il d’une voix rauque, son souffle embuant la vitre du parloir, ça vous dis ?

     

    -         -Pourquoi pas ? Accepta Harleen, et quel serait votre prix ?» Demanda-t-elle curieuse.

     

      Le regard du Joker devînt alors brûlant tandis qu’il détaillait avec une avidité à peine dissimulé la jeune femme hors d’atteinte. Il s’agita sur sa chaise, sans la quitter des yeux, puis reprit en chuchotant, le plus sérieusement du monde :

     

      « - Je veux…je veux…ce ruban rouge qui orne vos cheveux depuis que je vous connais. Je le veux…je le veux…je le veux. Répéta le jeune homme la voix enfiévrée

     

    -         -Mon…ruban ?

     

    -         -Oh Harley Quinn ne sois pas mesquine !" Soupira-t-il avec ravissement, tu n’as pas besoin de ça pour briller à mes yeux, ajouta-t-il rêveur en la couvant des yeux.

     

      Surprise par sa demande, la jeune femme accéda néanmoins à la demande farfelue de son patient. Si elle arrivait à le soigner en échange d’un ruban, cela en valait la peine. Ce n’était pas un prix cher à payer. « Pour l’instant » lui souffla une petite voix dans sa tête. Elle ne pût s’empêcher d’éprouver un léger pincement au cœur. L’espace d’un instant, elle avait cru, à la manière dont il l’avait regardé, mais non elle avait dû rêvée. Elle ne voulait sous aucun prétexte penser à lui de cette manière. De toute façon, elle n’y pensait pas du tout.  « Pour l’instant » la nargua la petite voix avant qu’elle ne la chasse.

     

        Harleen détacha l’objet de convoitise  et une cascade de cheveux blonds retomba avec grâce de part et d’autre de son visage d’opale. Tout cela sous le regard émerveillé du Joker, muet de ravissement. Elle ouvrit la petite trappe du parloir et glissa sa main de l’autre côté pour donner au jeune homme le prix qu’il avait exigé.

     

      « - Impressionnez-moi, le défia-t-elle.

     

    -         -Vous pensez que tout a un sens, commença-t-il d’une voix douce, mais voilà ma question : et si le seul sens de  la vie était de ne n’en avoir aucun ? Que feriez-vous Harleen ? Vous vivez selon le plan, pensez selon le plan, respectez les règles selon le plan. Mais si le seul plan est de ne pas en avoir, vous seriez forcée d’admettre toute la vanité de vos actions, tout comme Batman. Vous ne seriez plus les « heureux élus » qui viennent sauver tous les gentils. Vous ne seriez plus rien. Vous plus que tout autre. Parce que toute votre vie, vous vous êtes persuadé que vous n’étiez pas cette belle jeune femme surdouée, sans raison. Or, sans raison que devenez-vous ? 

     

    -         -Alors selon vous…nous sommes tous guidés par le hasard ? Rétorqua Harleen hésitante.

     

    -         -Le hasard ?  Le hasard c’est la tenue de soirée de la folie, affirma le Joker.  Vous et Batman avez un besoin maladif de plan. Un besoin dément. Parce que sans le plan, vous pourriez vous perdre. Vous faites partis de ceux qui changent les choses. Pour toujours. Les autres, cracha-t-il méprisant, les autres ne comprennent pas, pour eux, tu es un monstre de foire Harley…comme moi. Ils n’hésiteront pas à se débarrasser de toi à la première petite emmerde. Regarde où nous sommes Harley. Je suis le fou furieux enfermé dans une boîte et toi la thérapeute la plus brillante de ces dix dernières années, enfermée dans une cage. Ne vois-tu pas Harley, à quel point le plan est fragile, sanglota-t-il. Le monde n’a pas de sens Harley, la vie n’a pas de sens et l’univers n’a pas de plan. Ton père était une pourriture sans raison particulière, il sourit en voyant les yeux de la jeune femme s’agrandirent de stupeur.

     

    -         -Comment vous avez su… ?  Dit-elle d’une voix atone

     

    -         -J’ai dit ça…au hasard ma jolie petite, répondit-il cynique.

     

    -         -La folie est une question de conformité au plan. Mais Harley, pourquoi es-tu prisonnière ici, si tu n’es pas folle ?  Mais peut-être que si finalement, ajouta-t-il les yeux réduits à deux fentes noires éclatantes, Harley, n’importe qui peut basculer de ce côté-ci du parloir après une mauvaise journée."

     Harleen n’en pouvait plus. Elle se leva sans dire un mot et quitta la cellule de son patient brusquement. Fou, retors, machiavélique, les qualificatifs pour décrire la personnalité du Joker étaient légions. Mais…avait-il tort?

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