• Chapitre III Lilith

    La discussion avec Samaël avait bouleversé Dieu plus qu’il n’aurait voulu l’admettre. Et tandis qu’il s’approchait des décombres de ce qui avait été un jour son palais, il sentit cette insoutenable tristesse l’envahir plus profondément et serrer brutalement son cœur. Ses enfants. Voilà les seuls mots qu’il était en mesure de se répéter alors que les ruines se profilaient nettement face à lui. Il secoua la tête en reconnaissant les statues des anges fendues où briser qui bordaient autrefois l’allée centrale recouverte de jardins luxuriants. Il ne restait plus aujourd’hui que des herbes folles recouvertes d’une épaisse couche de cendre, qui avait figée à jamais les fleurs délicates que ses Aînés étaient capables de créer par centaines. Ce palais autrefois d’une blancheur immaculée, était aujourd’hui d’un gris terne. Dieu frissonna en voyant l’entrée, où trônait autrefois deux gigantesques portes finement sculptées et recouvertes de dorures, éventrée. Les portes avaient brûlées durant l’attaque, il s’en rappelait maintenant. Il ne restait plus guère que les vieux gonds rouillés qu’Azazel avait forgés.

    Prenant son courage à deux mains, Dieu s’avança dans ce qui avait été autrefois sa maison et entra prudemment. Il leva la tête et fit un tour sur lui-même pour contempler l’ampleur du désastre. Il n’était jamais revenu ici depuis la bataille. Dans le silence pesant d’un Enfer sur lequel le temps n’avait aucune prise, il contempla avec un frisson d’angoisse les ruines calcinées, les poutres effondrées au milieu de la nef centrale qui représentait l’ancienne salle du trône. Il contempla les murs arrachés, les colonnades autrefois si élégantes qui encadraient les pièces raffinées et richement décorées, aujourd’hui fendues, certaines s’étaient même effondrées sur elles-mêmes sous le poids de l’édifice. Il retint son souffle pourtant, persuadé que les cris de ses fils et de ses filles morts il y a déjà si longtemps, résonnaient encore dans ce qu’il restait de leur maison. Il se rappela la colère qui l’avait habitée et de quelle manière il avait foudroyé ce lieu autrefois enchanteur. Combien de ses enfants étaient mort ici ?

    -          "-Des centaines peut-être des milliers", siffla une voix atrocement familière.

    Dieu vit ramper depuis le fond de l’obscurité et s’insinuer entre les décombres, l’une des créatures qu’il redoutait le plus au monde. Avec les millénaires, cette première femme qu’il avait forgée était devenue monstrueuse. Lilith, la non-mère, qui exerçait sa vengeance sur toutes les filles d’Eve, en leur prenant leurs nouveaux nés. Responsable de cauchemars, perpétuellement porteuse d’enfants qui mourraient avant la naissance, les humains continuaient de la redouter avec raison.

    Dieu contempla le visage gracieux aux traits délicats, ses lèvres lippues et sa moue boudeuse qui invitait au baiser. Il contempla ses grands yeux verts où brillait une lueur perpétuelle de révolte. Sa peau blanche parsemée de veines noirâtres, les mêmes qu’il avait vu sur le visage d’Astaroth. Fière d’être l’objet d’une observation si attentive, Lilith se redressa et agita d’un mouvement sec et vaniteux sa longue chevelure rousse parsemée de serpents. Un frisson de dégoût parcouru l’échine de Dieu durant cette contemplation. Avec une curiosité qui lui fit honte il détailla le sourire satisfait et l’étincelle meurtrière dans le regard de la plus indigne de ses œuvres. Mais Dieu n’avait pas la force d’éprouver une quelconque affection pour cette créature. Lilith avait été la première femme, mais elle n’avait jamais été sa fille. Son regard glissa sur son buste d’albâtre, à la poitrine opulente et nue.  Avec un rire moqueur elle glissa le long des ruines et s’avança jusqu’à lui. C’est là que Dieu la vit. Il la vit vraiment. Cette queue de serpent qui avait supplanté les jambes de la mère de tous les vices. Il vit l’éclat luisant sur les écailles noires et le sifflement sinistre qui cadençait la progression de la Déchue.

    -          "-Père, souffla-t-elle sur un ton faussement enjoué, c’est un indicible bonheur de vous savoir ici.

    -          -Lilith, répondit Dieu en regardant la silhouette se faufiler dans l’ombre des décombres, je suis ravi que ma visite te réjouisse, la dernière fois si je me souviens bien, tu as tenté en vain de me tuer.

    -          -C’était certainement une erreur, plaida-t-elle en riant froidement.

    -          -Une erreur ? Releva Dieu avec mépris, voilà comment tu te justifies ?"

    Mais Lilith n’écoutait pas. Elle serpenta entre les ruines et se rapprocha du Créateur, les yeux flambants d’une haine nouvelle. Avec horreur, Dieu la vit à nouveau enceinte. De qui cette fois-ci ?  Sans doute Samaël, pour qui elle éprouvait un désir coupable. Il préféra ne pas avoir de certitude et enfouit cette question au plus profond de lui-même. Lilith était de toute façon une énigme à laquelle il avait renoncé à trouver une solution. La noirceur dont elle pouvait faire preuve n’avait d’égal que sa lubricité. Elle était le serpent qu’il aurait dû écraser. Mais ce qui a été fait, nul ne peut le défaire, telles étaient les lois qu’il avait lui-même fixées. Lilith caressa son ventre en lui adressant un sourire pervers, avant de fredonner une berceuse sur un air léger, le visage empreint d’une douceur à laquelle il n’était pas familier. Les yeux baissés sur son ventre, la Déchue sourit et laissa courir ses doigts noirâtres, semblables aux griffes acérées d’un oiseau de proie en chantonnant gaiement. Alors que rien ne le laissait supposer et sans cesser de sourire, elle s’empara pourtant de la main de Dieu et la plaça sur son ventre rebondi. Il réprima une nausée au contact de la peau froide et suintante.

    -          "-Cet enfant est mort Lilith, déclara-t-il en ne ressentant aucune pulsation de vie, comme les autres.

    -          -NON ! Cria-t-elle soudain en s’éloignant, celui-là vivra et il vous défiera !

    -          -Lilith tu ne peux pas donner naissance à un être vivant, expliqua Dieu avec sévérité, c’est le châtiment que tu as reçu quand tu t’es rebellée contre moi et que tu as sacrifié le seul enfant à qui tu avais donné la vie.

    -          -Mensonges ! S’écria-t-elle outrée.

    -          -Je n’ai pas pour habitude de mentir Lilith, déclara Dieu d’une voix forte, tout enfant que tu as porté est mort avant la naissance, parce que c’est ma volonté. Tu es incapable d’être une mère, parce que tu as refusé d’en être une.

    -          -Tu voulais faire de moi une esclave ! Cracha-t-elle d’une voix si grave que Dieu eût la sensation qu’il s’agissait d’un râle.

    -          -Une esclave ? Reprit-il surpris, en aucun cas ma chère. Ce que je désirais c’est que tu te comportes en épouse pour Adam-Kadmon, mon fils mortel. Que tu sois la mère de ses enfants et que tu l’aides dans sa tâche.

    -          -Jamais je ne me serais soumise à une telle créature, je suis son égale, en force comme en pensée, il est injuste que je sois soumise quand celui-ci serait seigneur, reprit-elle sur le ton du murmure.

    -          -Voilà pourquoi je t’ai chassée, déclara Dieu en la regardant droit dans les yeux, voilà pourquoi tu es aujourd’hui immortelle et placée parmi les Déchus. Tu dis que je voulais faire de toi une esclave, mais je t’ai faite pour que tu sois libre. Pour que tu es des enfants. Regarde ce que tu es devenue, ce que ta révolte a  fait de toi ! Tu t’es liée avec les Aînés pour te venger de moi. Tu as pris la vie de dizaines d’enfants mortels innocents par jalousie et par envie. Tu es l’esclave de tes propres penchants Lilith !" Tonna-t-il dans l’enceinte abandonnée.  

    Sa voix se répercuta partout tandis que Dieu la foudroyait du regard. La créature face à lui se recroquevilla sur elle-même et porta les bras au-dessus de sa tête pour se protéger de la colère qu’il ressentait. Elle esquissa une grimace traduisant la peur, signe qu’en dépit de ses multiples provocations, elle n’était pas en mesure de lui tenir tête.  Comme toujours. Lilith parut attendre un coup qui ne vînt pas, et peu à peu alors que Dieu restait immobile, elle se détendit et osa à nouveau le regarder. Un sourire moqueur étira ses lèvres fines, Le Créateur ne semblait jamais devoir changer. Il arborait toujours cette même expression de sévérité, de condamnation qui la ravissait.

    -          "-Tu es toujours en colère contre moi, persifla-t-elle en glissant vers lui jusqu’à ce que son visage soit à quelques centimètres du sien, dois-je comprendre qu’elle ne s’est pas toujours pas remise de notre rencontre.

    -          -Ça n’a rien à voir avec elle, répliqua-t-il avec animosité, laisse-la en dehors de ça !

    -          -Ça a tout à voir avec elle, le corrigea Lilith sur le ton du défi, elle a eu ce que tu m’as pris ! Pourquoi lui donner des enfants et faire mourir les miens ? Pourquoi est-elle la vie quand je suis cantonnée à n’être que la mort ?

    -          -C’est toi qui as fait ce choix !

    -          -NON ! Râla-t-elle sur un ton si grave qu’il en frémit, je te trouve bien injuste en vérité. Elle aussi, après tout  t’a trahi ! Pourquoi suis-je la seule à avoir été condamnée ?

    -          -Eve ne m’a pas trahi, reprit Dieu en la foudroyant d’un regard méprisant, que par ignorance. Etre ignorant n’est pas une faute. Elle ne savait pas ce qu’elle faisait, toi, en revanche tu as prémédité ton geste, tu savais parfaitement quelles en seraient les conséquences pour elle et pour Adam-Kadmon, si elle avait accès à la connaissance. Mais…comme d’habitude, tu n’as écouté que tes plus bas instincts et ton égoïsme. Tu as voulu te venger parce que tu étais jalouse.

    -          -Si être ignorant n’est pas une faute, siffla Lilith d’un ton mauvais, cela veut donc dire que tu l’as relâchée ? Tu aurais pris ce risque Père ? Alors qu’elle savait tout de toi et de tes projets ?

    -          -Je ne te comprends pas, avoua sincèrement Dieu en ignorant la remarque perfide, tu ne voulais pas être la femme d’Adam, tu ne voulais pas porter ses enfants mais tu es quand même jalouse de ma fille, pourquoi ?

    -          -Il n’a jamais été question d’Adam, rétorqua Lilith avec fureur, tu n’as donc rien compris ? Tu n’as vraiment rien vu de ce qu’il se passait sous tes yeux ? Pauvre fou ! Nous avons peut-être échoué, mais la prochaine fois nos successeurs ne commettront pas les mêmes erreurs et c’est toi qui te retrouveras piégé ici !"

    Dieu inspira longuement en foudroyant l’ignoble créature du regard. Lilith interpréta son absence de réaction comme une confirmation de ces suppositions démentes et partie dans un rire tonitruent. Il fallut que Dieu puise toute la patience dont il était capable pour ne pas la faire souffrir, là, à l’instant. Cette vipère ne cesserait donc jamais ? Alors que le corps suintant était secoué de rires, il ne put s’empêcher de trouver la vision écœurante. Il se détourna, le temps pour lui de retrouver la pleine maîtrise de ses moyens. Or de questions que Lilith ne lui fasse perdre de vue l’objectif de sa visite. Il s’éloigna de la créature d’un pas rapide, ce qui provoqua la colère de celle-ci. Lilith n’avait pas l’habitude d’être ignorée. Elle invectiva avec toute la violence dont elle était capable ce créateur qui ne lui prêtait plus aucune attention. Mais rien n’y fit. Alors qu’il arrivait au bout de la salle du trône délabrée, Dieu s’arrêta devant les décombres d’une porte gigantesque et lança d’une voix forte.

    -          "-Je ne suis pas venu pour toi Lilith. Et je ne reviendrai pas sur ma décision te concernant. Ton châtiment pour t’être rebellée contre moi et empoisonnée l’esprit d’Eve est de devoir porter des enfants qui ne vivront jamais. En paiement pour tes crimes, tu es et resteras la « non-mère », celle qui ne peut engendrer que la mort."

    Et sans ajouter un mot, alors que la Déchue poussait un hurlement de frustration. Il s’avança plus profondément dans les entrailles fragiles de la structure, se remémorant les moments de bonheurs qu’il avait connu ici. Il reconnut avec un pincement au cœur, les appartements d’Astarté qui était resté curieusement intacts. On aurait pu tout aussi bien penser qu’elle venait à peine de quitter les lieux, sans doute le fait d’Astaroth songea-t-il tristement avant d’avancer dans le grand couloir autrefois lumineux.  Il continua sa route, les échos des pleurs Lilith accrochés à ses pas.

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