• Chapitre IV Azazel et Asmodeus

    Le silence avait à nouveau envahi les lieux. Lilith avait de toute évidence renoncé à parlementer avec lui, ce qui le soulageait en un sens. Elle avait toujours été incontrôlable, et peut-être aurait-il dû la détruire, mais quelque chose en lui, s’y était toujours refusé. Lilith était folle. Elle l’était devenue à la mort de son premier-né qu’elle avait elle-même sacrifié. Elle était perdue, depuis bien plus longtemps que n’importe quel Déchu, se dit Dieu en avançant vers les anciens appartements d’Azazel. Si son fils était là, dans ses ruines funèbres, Dieu était certain de le retrouver dans ce qui était autrefois son monde. Ses appartements étaient le lieu de toutes ses expérimentations.

    Infatigable combattant, Azazel avait créé il y a de cela si longtemps le Feu Divin pour combattre les ombres. Ironie du sort, le premier de tous les guerriers allait devoir être blessé  par ses soins. Dieu sentit son regard se voiler, sa tristesse l’envahir à nouveau et l’écraser plus durement en se remémorant cet enfant ingénieux, aussi grand combattant qu’inventeur merveilleux. Il était surnommé l’architecte et avait créé des mondes qu’il avait bâtis de ses mains. C’est lui qui avait appris aux premiers humains à construire des bâtiments, mais aussi des armes pour leur plus grand malheur. Tant de lumière ne pouvait exister sans noirceur. Azazel brillant, savant génie, et fin stratège, avait élaboré les plans de l’attaque foudroyante qui avait agité l’Eden. Il était le général des Déchus, le meneur de l’attaque, derrière son frère aîné et toujours…toujours suivi d’Asmodeus. L’un ne pouvait exister sans l’autre. Si Azazel s’était laissé entraîner dans la révolte des Aînés, Asmodeus l’avait suivi, refusant de vivre loin de lui. Ils étaient les premiers jumeaux de la création. Inséparables et opposés. Là où Azazel était un bâtisseur, Asmodeus était un rêveur. Maître de musique dans les cours célestes, il était celui qui avait appris à l’Homme à parler. Maître des menus plaisirs, il était devenu en tombant une créature régnant sur l’oisiveté et la luxure. Une telle décadence pour un esprit qui fut si pur, était la pire des chutes et pour Dieu la plus grande des tortures.

    Il avança prudemment vers la porte blanche intacte. Avec d’infinies précautions il la poussa lentement et entra dans une pièce délabrée. Les teintures richement travaillées d’autrefois étaient à présent à moitié brûlées, la plupart avait été arrachées. Dieu contempla le plafond qui s’était effondré, faisant s’écrouler un pan de mur entier qui donnait à la chambre gigantesque une vue d’ensemble sur la plaine. Tout, absolument tout était couvert de cette cendre épaisse et grise qui avait envahie les lieux. Elle avait caché sous un linceul le génie et la grâce qui avait habité ce fils tant aimé. Ses multiples inventions, ses objets, ses plans tout étaient éparpillés en désordre et recouvraient le sol et les bureaux au fonds de la chambre.

    Le regard de Dieu parcourut les ruines et s’arrêta devant les deux jumeaux attablés l’un en face de l’autre, contemplant  un jeu d’échec. Il retînt un cri d’effroi en voyant leur corps maigres arborer des ailes semblables à celles d’Astaroth. A ceci près qu’elles étaient dans un état plus lamentable que celles de leur frère. Azazel et Asmodeus avaient beau être parmi les premiers nés des Aînés, ils étaient peut-être les deux premiers jumeaux de la création, ils n’en demeuraient pas moins très différents l’un de l’autre. Asmodeus avait l’apparence d’un homme adulte. Grand, de longs cheveux noirs, la peau pâle, il était d’une taille impressionnante qui rendait Azazel ridicule à côté de lui. Ce-dernier en revanche, pour une raison inconnue, avait gardé l’apparence d’un jeune garçon sortant à peine de l’enfance. Il était pourtant d’une force prodigieuse et avait été le maître d’armes de l’Eden en dépit de sa fragilité. Mais aucun enfant ne pouvait avoir un regard aussi noir, une gravité aussi sombre ancrée sur le visage. Les deux Déchus se tournèrent vers lui et Dieu grimaça en voyant les mêmes veines noirâtres arpentées leurs corps entier. Leurs yeux, autrefois dorés, avaient pris une teinte entièrement noire, « la gangrène » songea-t-il tristement alors qu’Azazel se dressait d’un bond pour se précipiter vers lui.

    -          "-Père ! S’exclama-t-il en souriant ravi, Père j’ai une excellente nouvelle, j’ai trouvé le moyen de concevoir le monde dont vous rêviez pour ces créatures que vous venez de créer, poursuivit-il surexcité en prenant la main de son père pour l’amener vers le jeu d’échec, c’est Asmodeus qui m’y a fait penser ! Ils ne peuvent pas vivre perpétuellement en Eden, et je ne comprenais pas pourquoi ! Alors…alors je me suis dit que cela devait venir peut-être de leur création. Vous leur avez donné un corps et tout ce qui vit doit pouvoir mourir…sauf que l’Eden est hors du temps…donc ils ne peuvent pas rester ici ! Expliqua Azazel en se mordant la lèvre, j’en ai parlé à Raphaël, il m’a dit qu’il ne comprenait pas le mal dont ils souffraient…il a beau les guérir les uns après les autres ça ne fonctionne pas…mais maintenant j’ai trouvé ! Cria-t-il d’une voix suraigüe, je sais pourquoi ça ne marche pas ! J’avais créé un monde où les règles étaient les mêmes qu’ici, nous pouvons très bien y vivre parce qu’il est en tout point identique au notre, mais pas eux ! Ils sont confrontés au même problème…et…alors…alors ils tombent malades, s’affaiblissent et deviennent fous…parce qu’ils ne peuvent mourir…c’est pour qu’ils doivent vivre dans un monde fait pour eux…Samaël pense que je ne devrai pas vous en parler…mais je sais bien moi que vous voulez seulement les protéger ! Sourit-il avec candeur, ils ne peuvent pas rester ici ! Alors…alors j’ai pensé qu’en leur donnant un peu de notre éternité, en leur donnant le moyen de revenir une fois qu’ils seraient morts, et bien…vous pourrez continuer à jouir de leur présence, puisque c’est ce qui importe le plus à vos yeux…

    -         - Azazel, l’interrompit Dieu en le dévisageant avec inquiétude, je sais déjà tout cela, tu me l’as dit rappelle-toi.

    -          -J’en ai parlé à Lucifer naturellement ! Se défendit Azazel qui ne sembla même pas se rendre compte de ce que venait de dire son père, je lui ai dit que tant qu’Eve et Adam-Kadmon vivraient ici ils seraient condamnés à devenir fous, comme cette pauvre Lilith, parce que l’éternité ne peut pas convenir à leur nature ! Mais…mais il m’a dit de me taire, ajouta le garçon d’une voix hachée par le chagrin, il a dit qu’il trouverait bien une solution…que je devais continuer à chercher….que ça ne pouvait pas être ça ! Je sais pourtant que j’ai raison, les hommes doivent vivre dans un monde mortel tout comme eux, sans quoi ils ne survivront pas bien longtemps parmi nous. Ils ne le peuvent pas, dit-il à toute vitesse avec angoisse, ils sont mortels, ils sont trop fragiles pour l’immensité, rien ne les prépare à ça….je suis désolé !"

    Et presqu’aussitôt, le jeune garçon se mit à sangloter aux côtés de Dieu qui le regardait épouvanté. Azazel, le plus grand chercheur, le plus esprit auquel il ait pu donner naissance avait de toute évidence perdu la raison. Il paraissait revivre le moment où il avait dû prendre la décision de la construction du monde des hommes, inlassablement, à moins que la présence de son père n’ait tout simplement fait revenir ce souvenir à la surface ? Asmodeus se leva et prit son frère par la main pour le faire se rasseoir en lançant des regards entendus à Dieu qui le dévisagea sans comprendre. Azazel avait sursauté au contact de son jumeau et lui avait lancé un regard d’enfant terrifié.

    -          "-Il est comme ça depuis très peu de temps, l’informa-t-il d’une voix calme, Azazel ? L’appela-t-il avec douceur alors celui-ci commençait à se balancer sur sa chaise de façon mécanique comme en transe, Azazel ?

    -          -Lucifer dit que j’ai tort, marmonnait celui-ci en se balançant de plus en plus vite les yeux écarquillés…il dit qu’ils ne peuvent pas mourir…mais c’est lui qui se trompe…je vais leur donner un monde où ils pourront vivre…ils devront vivre sans nous…mais nous risquons alors de les perdre…nous ne pourrons plus veiller sur eux comme nous le faisons ici…pourquoi sont-ils mortels ? Pourquoi les avoir fait mortels ? Lucifer dit que c’est injuste, que nous ne devrions pas les servir, il refuse de les enterrer les uns après les autres, il dit que c’est la faute de Père qui les a voulus ainsi. Je ne peux pas le croire Asmodeus, je ne peux pas croire que Père les ait crées pour alimenter son pouvoir… mais pourquoi nos deux grands frères mentiraient-ils ? Samaël et Lucifer se sont toujours occupés de nous ? Ils veillaient sur moi à tour de rôle quand j’étais petit et Samaël…il avait l’air horrifié quand il me l’a dit…je sais quand quelqu’un me ment…et lui…Asmodeus…je crois qu’il y a des choses sur Père qu’on ne sait pas.

    -          -Azazel, intervînt Dieu le cœur lourd, regarde-moi mon fils, tout cela est du passé, articula-t-il avec lenteur en plongeant ses yeux céruléens dans le regard tourmenté du Déchu, Azazel regarde autour de toi dit-moi ce que tu vois. Les évènements dont tu parles ont eu lieu il y a bien longtemps mon garçon, tout cela est fini.

    -          -Vous perdez votre temps Père, intervînt à nouveau Asmodeus, la gangrène a déjà gagné son cerveau ses veines noirâtres que vous voyez sur nous, en sont les symptômes.

    -          -Pourquoi dans ce cas n’es-tu pas fou mon garçon ?" Interrogea Dieu sans comprendre.

    Pour toute réponse, Asmodeus releva les manches de sa blouse terne et rapiécée. Il exhiba ses bras maigres parsemés de blessures. Dieu arbora une expression de dégoût et plongea un regard inquiet dans le sien. Pour ralentir la progression de l’infection, son fils s’infligeait des mutilations régulièrement.

    -          "-C’est Azazel qui a découvert que les saignées luttaient contre la maladie. Quand il a voulu nous soigner avec Astaroth, qui d’entre nous tous était le plus durement blessé, il a façonné des ailes à partir des cadavres des anges dans la plaine, raconta Asmodeus. Il les a testés sur lui-même avant de les greffer à notre frère, par peur de ce que cela pourrait engendrer.

    -          -Et dans cette épreuve tu n’as pas voulu l’abandonner, constata Dieu en contemplant les membres putrides dans le dos de son fils.

    -          -Je ne l’abandonnerai jamais, c’est mon frère jumeau, se contenta-t-il de dire en caressant le visage tourmenté d’Azazel. Il pensait soulager nos souffrances à tous, mais il était loin d’être un aussi bon médecin que Raphaël. Et les ailes n’ont pas tardé à se décomposer et à pourrir, empoisonnant notre corps tout entier. Azazel a tout tenté pour nous sauver, raconta Asmodeus sur un ton de défi envers Dieu qui contemplait avec consternation le jeune garçon, quand il a vu que tout était voué l’échec il a arrêté de pratiquer les saignées et a laissé la gangrène gagner pour se punir.

    -          -Ça ne m’étonne pas de lui, conclut tristement Dieu, mais et toi qu’en est-il de ton sort ?

    -          -Je resterai auprès de lui comme j’en ai fait le serment, le jour où en Eden vous nous avez demandez de créer des mondes. Il est mon frère.

    -         -Cette loyauté mon fils est tout à ton honneur, mais c’est elle qui t’as conduit à ta chute, lui rappela Dieu sur un ton amer.

    -          -Non, le contredit il durement, ma loyauté m’a porté au chevet de la seule personne que j’ai aimée, et cette personne, ça n’a jamais été vous", déclara-t-il en dardant Dieu d’un regard méprisant.

    Que pouvait-il ajouter ? Dieu soupira et détourna les yeux d’Asmodeus pour caresser le front d’Azazel qui le regarda inquiet. Un esprit si brillant ! Avec un profond soupir il écouta son fils raconter encore et encore ce monde qu’il avait façonné, débattre sur la nature des hommes et parler de son frère aîné Lucifer qu’il admirait à peu près autant qu’il redoutait. Azazel ne prononçait que des paroles décousues, sans aucune logique. Contre toute attente, alors que rien ne le laissait présager, il se prit subitement la tête entre ses mains et se mit à hurler avec une telle puissance que son frère et son père reculèrent. Sautant à nouveau sur ces pieds, il traversa la pièce, ses doigts grattant son crâne, comme pour tenter d’y pénétrer. Asmodeus se lança à sa poursuite et le ceintura de ses bras pour l’empêcher de se taper violemment la tête dans un mur

    -          "-Est-ce que vous pouvez l’aider ? S’écria-t-il en lançant à son père un regard suppliant.

    -          -Je peux atténuer sa douleur, mais je ne peux pas le guérir", répondit Dieu en les prenant en pitié.

    Lentement, il s’avança vers l’étrange couple et posa délicatement ses mains de part et d’autres du visage d’Azazel qui se calma aussitôt. Il le contraignit à le regarder dans les yeux, alors qu’Asmodeus le maintenait fermement contre lui. La respiration haletante, le jeune Déchu regardait son père sans paraître le reconnaître, une expression épouvantée sur le visage. Quels sont les souvenirs qui te hantent mon garçon ? S’interrogea Dieu intérieurement en contemplant ce fils tourmenté. Inspirant profondément Dieu resserra son emprise. Il lutta un court moment contre ce qu’il restait de l’esprit d’Azazel, qui n’était plus qu’une ombre de son génie d’autrefois. Avec douleur Dieu s’appropria un à un ses souvenirs qui le brûlaient depuis toujours. Il prit conscience alors, de la tâche écrasante qui avait été la sienne. Bâtir des mondes, inlassablement, et contempler les vies humaines qui tombaient en poussière. Regarder ces mortels saccager ce qui lui avait demandé tant d’efforts, être mépriser des autres anges, qui considéraient son travail comme bien peu gratifiant. Tout cela l’avait mené à la révolte, lui, le plus fragile et le plus aimant de ses enfants.  Mais dans ce tourbillon de souvenirs, Dieu perçut clairement la volonté, mêlant son regard d’azur aux siens, plus sombres que la nuit, il y vit briller l’éclat des regrets et de la gratitude. Avec un hochement de tête, Dieu le salua pour la dernière fois et poursuivit son œuvre avec plus de force. Alors le fragile ange Déchu sombra et tomba lourdement dans les bras de son frère qui le rattrapa comme il le put.

    -          "-Qu’avez-vous fait ? Cria-t-il en lançant un regard horrifié au créateur, Père qu’avez-vous fait ?

    -          "-Je l’ai plongé dans un profond sommeil, où la douleur elle-même ne pourra pas l’atteindre, tu m’as demandé de l’aider et c’est ce que j’ai fait, répondit Dieu d’une voix plus forte pour empêcher Asmodeus de répliquer, mais avant qu’il ne s’effondre ton frère m’a laissé voir ses dernières pensées. Sache qu’il veut que tu continues à te soigner et qu’il te demande pardon pour t’avoir condamné. Il souhaite qu’un jour je puisse t’accueillir à nouveau dans ma maison, c’était là ce qu’il cherchait depuis que vous avez été banni."

    Bouleversé, Asmodeus regarda le visage inerte d’Azazel qui n’exprimait plus rien d’autre à présent qu’une profonde quiétude. Le portant dans ses bras avec précaution, l’aîné des jumeaux pleura des larmes amères en resserrant son étreinte autour du frêle garçon. Dans le secret de son cœur, Dieu fut atterré par l’ampleur de leurs souffrances et leur refus de demander le pardon. Mais était-il capable de leur accorder son absolution ? Ne supportant plus la vue d’un si triste spectacle, il préféra se détourner et quitter les ombres d’un bonheur passé avant d’avoir une réponse à cette question.

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